(Gallimard, 2012, Folio n°5696)
Paris, 16ième arrondissement cossu et tranquille. 18 heures 30 en hiver, froid intense, obscurité déjà épaisse. A l’angle de la rue des Sablons, un petit café concentre lumière et chaleur. Une clameur nous saisit : surprise ! C’est un haut lieu des paris hippiques… Médusé, tu t’installes à la seule place libre, juste sous l’écran – personne ne nous remarque.La minuscule salle est pleine, effluves de bière chaude, eaux de toilette bon marché, banquettes lacérées – et tension tangible. Une dizaine d’habitués, debout, se serrent les coudes les yeux rivés à un petit écran et mêlent leurs lazzis à ceux de la chaîne spécialisée qui retransmet en permanence l’objet de leur passion. Une onde se propage, l’intensité sonore gonfle et explose, joie et excitation mêlées, les gains potentiels sont à la taille de l’espoir … Entre nous Le grand Cœur jaillit, impose sa présence.
Un tel livre, ici – c’est troublant et fascinant. J’ai cru à un roman historique de plus, engoncé dans les taffetas matelassés et les intrigues de bourgeois avides de prébendes…. Mais non : c’est l’histoire d’un homme de génie. Quel homme ! Alliant vision stratégique et génie tactique, ce Jacques Cœur surfe sur les modes et le besoin de plaire des plus fortunés – ses alliés sont les puissants de ce monde, ses seconds des hommes malins, rusés et travailleurs : il se taille une réussite insolente. En forme de revanche pour les humiliations trop loyalement subies par son père.
Voilà un livre plein, intense, au creux duquel on s’installe pour savourer les couleurs et les parfums de l’écriture de Rufin, magnifique d’élégance et de justesse. Quand le livre s’achève, on en redemande ! Quelle intelligence limpide et sensible… Celle de Jacques Cœur… ou celle de Jean-Christophe Rufin ? Il joue avec ce dédoublement, et on le devine derrière chaque sensation, chaque pensée, en plein exercice de séduction. Ce roman est une ode à l’audace et à la capacité d’entreprendre, à la force de l’intuition. Et aussi le destin singulier d’un homme mûr, qui, caché dans les montagnes d’une île grecque où ses ennemis ont fini par le rattraper, fait lucidement le récit de sa vie.
La vague sonore reflue, redevient murmure banal. Les parieurs retrouvent leurs cafés au comptoir. Nos pensées dérivent sur les pentes arides des collines où Jacques Cœur rédige son histoire.
- Ecoute ce passage, en forme d’initiation, au tout début du roman :
« La cour était déserte. J’approchai de l’atelier de mon père. L’ouvroir de la boutique du côté de la rue était fermé, comme chaque soir, par des panneaux de bois plein. Cela signifiait que les compagnons étaient partis, après les derniers clients. Pourtant, mon père n’était pas seul. Tapi contre la porte qui donnait sur la cour, j’aperçus de dos un homme inconnu. Il tenait un sac de jute à la main, dans lequel s’agitait une forme. Les silhouettes de mon père et du visiteur se détachaient sur le fond blanc d’une tenture de ventres d’écureuils en cours d’assemblage. Un flambeau éclairait largement la pièce. J’aurais dû remonter tout de suite. Ma présence à cet endroit et de surcroît pendant une visite était rigoureusement interdite. Mais je n’avais aucune envie de partir et d’ailleurs il était trop tard. Tout se passa très vite. »
– Difficile, pour Rufin, de faire mieux, après un livre comme celui-là !
– On parie ?
Dans la même famille : Mémoires d’Hadrien (1958, Plon, 1974, Gallimard, Folio) de Marguerite Yourcenar (c’est JC Rufin lui-même qui nous souffle la référence, tant la forme de son Grand Cœur suit celle de l’œuvre inégalable de la grande académicienne, jusqu’aux « carnets de notes » de l’écrivain, publié en même temps que le roman) ; mais aussi Grand-Port (1993, Phébus) et Cap Malheureux (1994, Phébus), de Daniel Vaxelaire
Jean-Christophe Rufin, qui est-ce ? Médecin, historien, diplomate, Jean-Christophe Rufin, né en 1952, est depuis 2008 membre de l’Académie Française. Acteur majeur de Médecins sans frontière, puis Action contre la faim, il a mené en parallèle une carrière de diplomate et d’homme politique. Il est l’auteur de nombreux essais, nouvelles et romans, parmi lesquels : L’Abyssin (1997, Gallimard, Folio), Rouge Brésil (2001, Gallimard, Prix Goncourt, Folio), La Salamandre (2005, Gallimard, Folio), Katiba (2010, Flammarion), Le Collier Rouge (2014, Gallimard)